Quelques réflexions
sur la place des chrétiens dans le monde d’aujourd’hui.
Le débat sur le mariage pour tous, les divergences récurrentes entre des conceptions bien différentes de la laïcité, les enjeux nouveaux de la bioéthique et du transhumanisme, la façon elle-même dont le Pape François met en valeur certains aspects de notre foi : bien des choses tournent dans nos têtes depuis quelques années ! Cela peut susciter en nous et dans les communautés chrétiennes de grandes interrogations sur ce qu’il convient de faire et de vivre aujourd’hui. Comment articuler vérité, charité et justice tout en gardant la paix des profondeurs ? La parole de Jésus peut nous y aider, lui qui nous dit : « Pensez-vous que je sois venu mettre la paix dans le monde ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. »
En France, plus de trois mille personnes adultes reçoivent chaque année le baptême… Pour beaucoup, les deux années de préparation ne se font pas sans combat…
Quand on n’est pas porté par sa famille ou par ses proches, se préparer au baptême, c’est vraiment changer de vie. Il y a la joie de la rencontre du Christ, la soif de la connaître davantage. Et on découvre la force de Jésus, qui est un grand « aimant » : Il nous aime et il nous attire à lui…
Et en même temps, la rencontre de Jésus renouvelle ma vie et je commence à vivre différemment. Il y a des choses qui me plaisaient avant, des sorties que j’appréciais, des films que j’allais voir, des lectures que je faisais… Et puis voilà, avec Jésus, je sens que ce n’est pas ça qu’il me faut. Alors les amis que j’avais peuvent être étonnés de mes choix et de l’orientation que prend ma vie. Il arrive parfois et même souvent, que certaines personnes que je croyais des amis prennent de la distance avec moi. On se moque de moi, ou on me dit que Jésus, c’est des histoires justes bonnes pour les enfants…
Et nous pensons à ce passage de l’Évangile où Jésus nous dit cette parole bien étrange : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! Je dois recevoir un baptême, et comme il m’en coûte d’attendre qu’il soit accompli ! Pensez-vous que je sois venu mettre la paix dans le monde ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. »[1]
Ce baptême de Jésus, c’est sa Pâque, c’est son passage par la souffrance et la mort… c’est sa résurrection par le Père… Si Jésus est bien à l’origine et au terme de la foi, si Jésus est bien celui sur lequel nous gardons les yeux fixés, alors nous aussi, nous aurons à vivre ce baptême pour être pleinement fils et filles de Dieu. Car recevoir le baptême, c’est bien la seule façon de devenir enfant de Dieu… L’appel du Seigneur est pour chacun de nous, quel que soit notre état de vie… Et il vient toujours comme un baptême. Cela implique des renoncements, des choix forts et des orientations de vie souvent incomprises de notre entourage… Et les catéchumènes adultes en savent quelque chose.
La paix que Jésus veut apporter au monde va prendre ainsi l’aspect de la division… Quand la Vérité en personne vient au milieu du monde, chacun doit se positionner par rapport à elle et alors le fond du coeur de l’homme se révèle… La tentation du refus en lui se réveille et il n’y a que deux solutions : la révolte ou la conversion… car il n’y a plus de place pour l’indifférence. La grâce qui nous est proposée, c’est de découvrir que notre unité n’a pas son fondement sur la terre mais dans les cieux ; c’est de découvrir que nous sommes appelés à nous regarder nous-mêmes à regarder le monde et nos frères avec des yeux neufs, avec les yeux de Jésus. Il s’agit de quitter notre myopie spirituelle ; d’aller chez l’oculiste, pour chausser des lunettes transfigurantes… Combien de familles nombreuses souffrent aujourd’hui du regard des autres sur le nombre de leurs enfants… On ne les comprend pas… La division que Jésus est venu mettre dans le monde n’a pas sa fin en elle-même. C’est un signe de contradiction que la vie des chrétiens fait retentir et qui retentit parfois jusque dans nos propres familles.
Ce signe de contradiction, qui peut révéler de la violence, n’est jamais violent par nature. Et je voudrais simplement préciser deux choses.
1/ Le feu de l’amour de Dieu n’est pas un feu dont le but est d’agresser et de brûler les autres, en restant nous-mêmes indemnes de ce feu…
Le feu de l’amour de Dieu est un feu qui doit d’abord me consumer moi-même… La philosophe Simone WEIL exprime cela de façon très juste : « Ce n’est pas par la manière dont un homme parle de Dieu mais par la manière dont il parle des choses terrestres, qu’on peut le mieux discerner si son âme a séjourné dans le feu de l’amour de Dieu. Il y a de fausses imitations de l’amour de Dieu, mais non pas de la transformation qu’il opère dans l’âme, car on n’a aucune idée de cette transformation autrement qu’en y passant soi-même. »[2]
Si nous voulons répandre le feu de l’amour de Dieu, laissons-nous donc nous-mêmes brûler par cet amour de Dieu pour devenir lumière et chaleur pour les autres.
2/ Le signe de contradiction apporté par les chrétiens n’a pas d’autre but que d’inviter à la conversion des cœurs.
On sait que cela peut révéler de la violence, des refus et susciter des divisions… Mais le but à atteindre, c’est une transformation libre et profonde des personnes. Et tout d’un coup, parce qu’un cap d’ignorance, de résistance ou de refus a été passé, elles se trouvent libres d’accueillir l’amour de Dieu dans leur vie.
Jean VANIER exprime cela très bien, partir de son expérience d’accompagnement des personnes avec un handicap mental : « En France, la plupart des trisomiques sont aujourd’hui supprimés. L’un d’entre eux, Olivier, m’a dit un jour : “Si je naissais aujourd’hui, je ne serais plus en vie.” Mais à l’Arche, nous ne sommes pas militants d’une cause, nous voulons être les témoins d’une espérance pour les personnes avec handicap et leurs parents. Nous menons une lutte pacifique des consciences pour témoigner qu’il existe des forces d’amour et de vérité, plus fortes que la haine et la division. Nous croyons qu’il coulera toujours un petit filet de paix dans l’humanité, pour faire de nos sociétés un lien plus humain. »[3]
En juillet dernier, le pape François s’adressait aux séminaristes et novices réunis à Rome : « Saint Thomas disait : « bonum est diffusivum sui » ; ce n’est pas du latin trop difficile ! Le bien se diffuse. Et la joie aussi se diffuse. »[4]
N’oublions pas cela, et nous éviterons de tomber dans le dépit ou l’amertume, la violence ou la désespérance, tout en restant fermes et solides.
N’oublions pas cela, et la parole brûlante de Saint Paul aux Corinthiens nous aiguillonnera : « Annoncer l’Évangile, ce n’est pas là mon motif d’orgueil, c’est une nécessité qui s’impose à moi ; malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! […] Avec les faibles, j’ai été faible, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns. »[5]
[1] Lc 12, 49-53.
[2] Simone WEIL, La Connaissance Surnaturelle, Paris, Gallimard, coll. « Espoir », 1950, 337 pages, p.96.
[3] In Le Journal du Dimanche du dimanche 18 décembre 2011
[4] Discours du pape François aux séminaristes et aux novices, samedi 6 juillet 2013, à 17h15, dans la salle Paul VI du Vatican, dans le cadre du pèlerinage « J’ai confiance en toi » (4-7 juillet 2013), à l’occasion de l’Année de la foi.
[5] 1 Co 9, 16 et 22.