De la croix à Bethléem, quel est cet enfant ?
Un peintre italien du seizième siècle, Orazio LOMI, plus connu par le surnom de GENTILESCHI, a réalisé un chef-d’œuvre conservé au musée du Prado, intitulé «le Christ endormi sur la Croix». Jésus est représenté tout jeune, âgé peut-être de cinq ou six ans… Allongé sur la croix, la tête sur l’épaule, il dort paisiblement, à quelques centimètres d’une couronne d’épines.
Ce tableau ne rapporte pas un fait exact, mais il exprime une profonde vérité chrétienne. A la question «quel est donc cet enfant ?», l’inexactitude historique de la réponse n’arrête pas l’homme de foi. Elle lui rappelle le dessein de salut réalisé dans l’Incarnation et la Rédemption.
Nos pères dans la foi ont parcouru le chemin qui conduit de la Croix à Bethléem et de la Crèche à la préexistence du Verbe divin au cœur de la Trinité. Deux des quatre Evangiles ne nous parlent-ils pas de l’enfance de Jésus ? Le prologue de l’Evangile de saint Jean ne nous parle-t-il pas de l’Incarnation du Verbe ?… Dans les siècles suivants, les Conciles de Nicée, de Constantinople, d’Ephèse et de Chalcédoine vont entrer toujours plus profondément dans l’intelligence du mystère de l’Incarnation. Avec eux, nous le croyons : celui qui est mort est ressuscité ; dans sa mort et sa résurrection, nous voyons la confirmation de son origine divine. Aussi, dès le soir de Noël, tu peux reconnaître en lui «ton Dieu, ton Sauveur…» ; dès l’instant de la conception, tu peux contempler en Marie et avec elle «l’enfant qui vient de l’Esprit Saint»…
Le cœur de l’expérience chrétienne demeure cependant le mystère pascal. Pour qui n’a pas vécu le chemin tracé par nos pères dans la foi, pour qui n’a pas reconnu le Fils de Dieu, que peut signifier Noël, sinon la joie de la naissance et l’accueil du tout-petit ?
De Nazareth à la Croix, quel est cet adulte ?
Parmi les contemporains de Jésus, certains ont cheminé avec lui sur les routes de Palestine et ils ont cru en lui. Ce sont les témoins oculaires, dont parle saint Luc au début de son Evangile. Cela ne les a pas dispensés de la foi, au contraire. C’était peut-être même plus difficile, en ayant cheminé avec Jésus, de reconnaître en lui le Fils de Dieu. On le connaissait bien : n’était-il pas «le fils de Joseph, le charpentier…» ?
D’autres au contraire ont connu Jésus par sa prédication : il passait en faisant le bien, guérissant les malades et annonçant le Royaume de Dieu. Et chacun disait : «Mais qui est-il donc pour nous parler ainsi ?… Il n’a pas cinquante ans et il rebâtirait le Temple en trois jours ?»
D’autres enfin ont reconnu le Fils de Dieu en peu de temps. C’était à Gethsémani. En voyant comment Jésus avait expiré, le centurion romain s’écria : «Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu !»
Ce chemin, qui n’inclut pas la petite enfance de Jésus, nous est parfois moins familier. Nous aimons l’ordre chronologique; nous aimons les récits qui nous assurent de la divinité de Jésus avant de montrer comment il nous a aimés jusqu’au bout… La tradition est alors pour nous un contenu de la foi étoffé, élaboré, éprouvé. Nous voudrions la partager comme un trésor.
De Damas à Gethsémani : mais qui es-tu, Seigneur ?…
Nous le savons pourtant : certains des disciples — et nous avec ! — n’ont pas rencontré Jésus de son vivant, mais ils l’ont rencontré vivant, après sa Pâque. Saint Paul en est une figure emblématique. Il n’est alors plus question d’enfant ou d’adulte. La question jaillit, radicale : «Mais qui es-tu, Seigneur ?» «Je suis Jésus, que tu persécutes».
Et la vie de Paul va devenir une longue transmission de cette expérience fondatrice : “Je vous livre ce que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures, et il a été mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Ecritures, et il est apparu à Pierre, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois… En tout dernier lieu, il est même apparu à l’avorton que je suis.”
Saint Paul n’est pas un témoin oculaire, mais il est devenu Apôtre. Toute son existence a été bouleversée par sa rencontre avec Jésus. Il rejette alors la «sagesse» du monde pour choisir la «folie» de la Croix du Christ.
La tradition chrétienne est d’abord un acte.
De même que Jésus s’est livré pour nous, de même, à la suite de saint Paul, nous livrons ce que nous avons nous-mêmes reçu et, par là, nous entrons déjà dans la conformation au Christ qui se livre pour le monde. Les confesseurs de la foi et les martyres des totalitarismes modernes sont un témoignage vivant que la tradition est d’abord un acte vital des chrétiens. Oser dire que nous sommes chrétiens, oser tenir humblement cette vérité a coûté la vie à des centaines de milliers de personnes, rien qu’au vingtième siècle.[1] Plus près de nous, les jeunes confirmands d’aujourd’hui apprennent souvent à aimer et connaître Jésus dans un climat d’opposition explicite. Les «persécutions» qu’ils subissent sont réelles : moqueries, critiques, éviction du groupe de copains… Pareillement pour certains catéchumènes adultes ou même pour de futurs mariés.
Connaître et faire connaître Jésus, quelques enjeux.
Loin des réductions politiques, spirituelles ou sociales qui font de Jésus un Che Guevara, un nouveau Bouddha ou une figure symbolique de l’action sociale, la connaissance véritable de Jésus passe par une conformation de notre vie à la sienne dans la grâce du baptême.
C’est une co-naissance à la vie du Père dans l’accueil de l’Esprit. Et le lieu spécifique de la Révélation du Père pour les païens de bonne volonté, c’est la Croix. Connaître Jésus, rencontrer en lui le Fils du Père, c’est d’abord mettre nos pas dans ses pas : en faire l’expérience. Nous cherchons aujourd’hui des centurions romains et la nouvelle évangélisation porte vers eux ses efforts. Dans ce contexte, la connaissance dite intellectuelle du mystère de Jésus est seconde par rapport à une expérience existentielle de conversion. Il y a place pour une rencontre personnelle du Christ dans la Charité, l’Ecriture ou les sacrements.
Si nous voulons faire connaître Jésus, le faire aimer, la voie est tracée, exigeante et simple : lui ressembler de plus en plus ; prier la nuit et prêcher le jour, comme lui ; évangéliser par capillarité, comme on l’a fait dans les premiers siècles. C’est une voie d’humilité, patiente et passionnante, loin des rêves de reconquête d’une Eglise triomphante. Cela s’accompagne souvent d’un engagement social et parfois d’un engagement politique. Mais nous savons alors en qui nous avons mis notre espérance.
[1] cf. Didier RANCE, Un siècle de Témoins, Fayard, 2000.
