Laurent Chrétien est polytechnicien, directeur de Laval Virtual, salon de la réalité virtuelle. Dans cette interview, il nous parle des usages de la réalité virtuelle et de ses possibilités d’enrichissement du réel, mais aussi de ses usages inquiétants.
Véronique Larat : Avez-vous peur de la réalité virtuelle ? Souvent, quelquefois, jamais ?
Laurent Chrétien : La réalité virtuelle est une technologie disruptive, potentiellement très impactante pour l’être humain. Toute technologie est imaginée, inventée, développée, utilisée par et pour l’Homme, pour son bien, son confort, sa performance, parfois pour le réparer, parfois pour l’augmenter… Faut-il avoir peur de la Réalité Virtuelle ? Certainement pas de la technologie en tant que telle ! Probablement de l’usage vicieux qui pourrait en être fait. Depuis quelques décennies, l’immersion quasi physique, quasi réelle – c’est d’ailleurs en anglais, le vrai sens de Virtual Reality : Quasi Réalité – dans des univers virtuels, parallèles, est un sujet récurrent et orientatif de la science-fiction. Les usages imaginés sont quelquefois, souvent devrai-je dire, inquiétants. Mais ces usages sont les nôtres… Posée comme cela, je finirai par répondre à votre question en affirmant que c’est bien de l’Homme dont il faut avoir peur, pas de la technologie. En prenant un peu de recul, je m’interrogerai sur le sens du mot « peur » : et la peur n’est pas le mal ! La peur est même un processus naturel de défense qui augmente notre vigilance, nos capacités de réaction face à un événement soudain ou nouveau. Alors en ce sens, oui, il m’arrive d’avoir peur de la réalité virtuelle… Pour autant, virtuel vient de virtus en latin, qui signifie le courage, la fermeté de l’âme devant le danger, comment alors peut-on penser avoir peur du virtuel ? Paradoxe…
V.L. : Jusqu’où peut-on aller avec le virtuel, dans l’enrichissement du réel ?
L. C. : Il est important d’éclairer le sens de « virtuel » et de « réel » ! Sans entrer dans des débats philosophiques, parlons factuellement de « virtuel » pour désigner des informations numériques superposées à notre réalité – on parle alors de réalité augmentée – ou des informations numériques substituées à notre réalité – on parle alors de réalité virtuelle – le « réel » étant ce monde qui nous entoure. Pour illustrer mes propos, la réalité augmentée se « pratique » avec des outils du type smartphone, tablette, ou lunettes de marque Hololens ou Magic Leap. La réalité virtuelle se pratique aujourd’hui avec des masques de marque HTC Vive, Oculus, etc. Il n’y a pas un monde réel ET un (ou des) monde(s) virtuel(s) ; je dirai plutôt qu’il y a du virtuel dans le réel. Jusqu’où ? Le contenu virtuel, à partir du moment où il procure des sensations expérientielles fortes, du vécu émotionnel authentique, des engagements empathiques, n’est-il pas finalement aussi réel que le réel ? Est-il plus réel de voir des dauphins dans une piscine et dans un masque de réalité virtuelle que de voir des dauphins dans l’océan à travers les hublots d’un bathyscaphe ? Les intelligences artificielles, les avatars, sont potentiellement demain des réalités tangibles, sensibles, des quasi-humains, on les appellera peut-être des Virtual Human – qu’il ne faudra pas traduire d’ailleurs comme des humains virtuels… Notre esprit imagine puis notre intelligence rend possible, réalise… Alors selon moi, il n’y a pas de limite dans l’enrichissement du réel par le virtuel. Il prendra même le pas – un jour – sur ce que nous appelons actuellement le réel.
V.L. : : Pasteur disait : quand j’entre au laboratoire, je laisse mon manteau et Dieu au vestiaire. Et vous, dans la VR ? Quelles sont les questions éthiques qui reviennent le plus souvent ?
L. C. : La question ne se pose pas en ce sens pour moi. Notre métier en effet est de faciliter l’accès des entreprises « traditionnelles » aux technologies du virtuel : faire en sorte dans un cadre professionnel que les usages de ces technologies soient au service des entreprises et de leurs collaborateurs. Elle se pose en revanche quand on regarde les usages individuels…
Dans l’homme « réparé », il est finalement question de le faire « vivre » plus longtemps. Et quand je dis « le », je parle de son corps, de sa réalité physique. Il s’agit de prolonger son existence réelle au-delà de la durée qui nous semble la norme actuelle. Les médicaments d’hier, les bio ou nano-technologies aujourd’hui et demain, sont les outils de nos réparations. Je crois que l’âge apporte la sagesse, alors nos réparations individuelles et successives sont à considérer comme autant de progrès collectifs, non ? Réparer même très durablement est selon moi éthique si cette « fonction » est accessible à tous.
Quand on aborde l’homme « augmenté », au sens d’objets connectés, d’exosquelettes, de senseurs, même au sens d’implantations technologiques, bref, tant que l’augmentation de nos sens ou même la création de nouveaux sens est réversible, cela ne me pose pas non plus de question éthique grave.
Ce qui me pose de vraies questions philosophiques et métaphysiques d’ailleurs plus qu’éthiques, est cette possibilité – quête inéluctable ? – que la réalité virtuelle puisse être créatrice d’éternité, d’Univers virtuels, peuplés d’avatars dotés d’intelligences artificielles certainement un jour supérieures à celles même de leur(s) créateur(s)… Quand leurs créateurs ne seront pas eux-mêmes, réincarnés, voire ressuscités, en avatars dans une enveloppe numérique et animés par un esprit bien réel, celui qu’ils avaient dans leur ancien monde, le nôtre actuel !